De Louise Boisclair
Lorsque l’orgue — cette machine-orchestre constituée d’une soufflerie et d’un assemblage de tuyaux géométriques, carrés, coniques ou cylindriques, en bois, en étain et en plomb ou en zinc — se retrouve branché à une interface numérique MIDI (Musical Instrument Digital Interface), c’est toute la création qui bénéficie des possibilités informatiques, ne perdant rien en résonances baroques, romantiques ou classiques du répertoire traditionnel, mais gagnant en combinaisons des sons, leur association, leur superposition et leur fixation. Et quand les instrumentistes se doublent d’un ou d’une artiste, cette personne soit-elle praticienne de la programmation, de la performance, de la composition ou de l’improvisation, des inattendus ou des impensés peuvent envahir les écoutantes et les écoutants. Ainsi les vingt et une pièces engendrées lors des résidences Interstices ductiles et Vicomte de rien, parfois collectivement, parfois individuellement, offrent une suite intrigante.
La première écoute s’étonne d’une atmosphère propre aux courants orthodoxes, habitée par on ne sait quoi de novateur. L’ouïr appréhende non seulement ces factures inhabituelles, mais aussi leurs réverbérations neuronales, musculaires et squelettiques qui se distillent dans la masse corporelle. Dès lors, l’attention s’efforce de distinguer l’agentivité de l’instrument et celle de l’interface, les parts humaine et automatisée de la composition, la singularité des solos et la mixité des duos. Juste pour cela, plusieurs écoutes s’imposent. Vient un moment où audition et objet sonore forment un tout indissociable. C’est l’entendre à sa puissance optimale, tel un flux de phases hypnotiques relevées de connexions synaptiques, dans un entremêlement de lignes pures et d’harmoniques décalées vers l’ailleurs. La transcription scripturaire spontanée de ces phénomènes témoigne de jeux sonores en pleine mouvance.
Interstices ductiles
Lors de plusieurs écoutes aléatoires, les pièces de Simon Elmaleh, Jocelyn Robert et Vincent Thériault, produites seuls ou en duos aux configurations variables, ont inspiré les mises en mots suivantes.
Le phare
Un accord tenu, augmenté de nombreux autres, eux-mêmes ponctués d’échos lointains et rehaussés de rayonnements colorés, traverse les mirages, injectant une direction horizontale aux sinuosités de la forêt sonore.
Spores, partie 2
À coups de staccato, accompagnés de brèves accélérations, de petits accords rythment la marche tandis que des oscillations éclairent la canopée où retentit un éventail de sonorités comme un paon déploie son plumage.
Narcolepsie
Sur les rives de la descente aquatique, diverses alertes transpercent la brume avec la détermination d’un contrepoint aventureux. Que se passe-t-il ? Dans quel univers inconnu cette sonnerie nous mène-t-elle ?
Dyslexie
Une ascension de notes mobilise l’attention vers la découverte de fréquences entrelacées pendant que glissent des syncopes à l’affût du temps.
Glissades
Sur un fond solennel, les sirènes portuaires renouvellent leur présence dans une succession d’étroits paliers qui se complètent et se soutiennent.
Lacet
Dans un jeu de rapprochements et d’éloignements, un faisceau de pépites sonores déploie ses stridences telles des étoiles filantes. Poursuivant les angles aigus d’un axe invisible, des arpèges dialoguent.
L’assemblée
Autour d’un diapason atypique, les commandes accordent leurs souffles et leurs sons dans un rassemblement d’anches et de cordes.
Spores, partie 1
Quelques coups de klaxon déclenchent la poursuite d’insertions itératives dans une tentative de retour au signal de départ.
Ascension
Dans une lente progression de rappels hypnotiques qui grattent la paroi de nulle part vers l’ailleurs, des fréquences cuivrées illuminent l’amoncellement de lignes entrecoupées d’ellipses.
Les rondes, prise 1
Tels des aimants, les premiers accords émaillés sur les lignes ondoyantes attirent des mélodies naissantes dans un cercle vibratoire, déposant ici et là des gerbes rayonnantes.
Intempéries
Dans un tressage d’appels sifflants résonne l’itération d’attaques stridentes, marquant l’élan vers la sortie des cavités. Graduée d’essoufflements, l’incantation lancinante décroît jusqu’à l’arrêt de sa fuite.
Sur ces lignes entrecroisées rayonne chaque note. Chaque fréquence oscille, s’étend, s’arrondit en même temps que s’annonce le recommencement d’une séquence. Au gré des impulsions, l’orgue devient flûte à bec ou viole de gambe, sifflet ou sirène, instrument à vent (clarinette, hautbois…) ou à cordes (violoncelle, violon…). Assistés du système MIDI, les compositeurs-instrumentistes inversent l’écoulement, dédoublent les contrepoints, colorent orchestration et plain-chant de sonorités étonnantes.
Avec la manipulation humaine de l’interface, l’excitateur oriente le mouvement vibratoire vers le résonateur qui détermine la fréquence et fournit le timbre. L’un et l’autre modulent les harmoniques, augmentant ainsi la richesse architectonique de l’ensemble.
Vicomte de rien
Opus en neuf pièces de Jocelyn Robert, Vicomte de rien règne sur une écosphère où la géologie sonore expose des ondulations variées.
De la colline donne le coup d’envoi à une incursion mélodique égayée par le chant du bruant. Dans l’esprit du contrepoint, l’écoute poursuit sa glissade, d’une dénivellation à l’autre, vers la profondeur.
Puis, Cette chose, c’est moi enclenche une suite d’appels et de réponses avec des pipeaux, dont les répétitions et les superpositions dessinent une trajectoire sur divers plateaux, en occurrences décalées, avant l’extinction du pouls.
Après la mesure qui a donné L’art du portrait enchaîne une série d’invites et de touches contrapuntiques dans une quête injectée de legatos propulsifs, d’abord ascensionnels, puis renversés en plein vol.
À ce moment, La réponse paradoxale s’exclame de haut en bas, appuyée d’accords entrecroisés de pleins et de vides, esquissant des arabesques ornées de répliques qui décroissent avant de croître à nouveau selon les inversions récurrentes.
Enfin, Toutes les collusions meublent l’atmosphère à coup de ponctuations dans une combinatoire de plus en plus hasardeuse et désordonnée. L’agent machinique prend alors le relais de la performance instrumentiste, marqué par un désaccord serti de faisceaux lumineux qui introduit la destination finale.
Au sortir de la crypte, en exécutant des rappels sonores, La parade des papes nuance les grondements de la cadence et amorce l’envolée vers la cérémonie ultime.
D’un ton affirmatif, L’art des oiseaux sonne le réveil de certains appels, accords, gammes et harmonies. Et d’un instant à l’autre, des suites d’impromptus s’éloignent tout en se démembrant jusqu’à l’auscultation, réitérée, du pouls.
Ensuite, Les détours du retour entrelacent des réverbérations, amplifiées, d’une antienne montant vers les cimes d’une expiration ininterrompue.
Sur l’appel du bruant, dans les grottes bourdonnantes, avant la disparition suprême, À la terre accompagne le signal de nappes sonores ascendantes et descendantes. Alors que s’éteignent les vibrations territoriales, l’intériorisation des pièces transforme les indices en réflexions.
Des lunes plus tard, le souvenir de l’écoute, ordonnée, de Vicomte de rien et, désordonnée, des Interstices ductiles maintient le sentiment d’existence dans un lieu suspendu. Sur une nappe d’air propulsée dans un monde sublime, des degrés et des intensités flottent avant de se déposer dans un moment empreint de gravité. C’est tout le corps qui renouvelle ses modalités auriculaires et emplit sa matrice mémorielle de marques indélébiles, de notes et d’accords, de contrepoints et de retournements musicaux. Enrichie de traces irradiantes aux retentissements lénifiants, la grande oreille corporelle referme ses ouvertures. Dans l’écho persistant, la réverbération retransmet une combinatoire sens dessus dessous qui se compose, se décompose et se recompose à l’infini.